2 h : L’autobus s’arrête. Je dors, mais j’ai conscience que nous sommes arrêtés.
4 h : JP se réveille et l’autobus est toujours arrêté.
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"Ancash unit ne sera jamais vaincu !" |
5 h : JP sort à l’extérieur du bus et demande à un Uruguayen ce qui se passe. Il lui dit que la route est bloquée. Il fait encore nuit; on ne voit rien de ce qui se passe à l’extérieur. Mais c’est calme. On pense aux enfants qui sont à Lima.
6 h : Le jour se lève et on peut apercevoir une pancarte annonçant un « arrêt préventif de 24 heures, lundi le 6 décembre 2010 ». « En défense de la lagune Conocochan » y est écrit en espagnol. Bon. On est pogné ici toute la journée et une partie de la nuit. On pense aux enfants à Lima qui devaient attendre impatiemment notre retour ce matin. J’appelle Vilma et lui dit que nous rentrerons probablement demain matin (mardi) puisque des paysans ont bloqué la route. Elle me répond avec son calme habituel : « No te preocupes Annie ».
6 h 30 : On décide de sortir de l’autobus. Des dizaines de bus et de camions sont alignés le long de la route. Déjà à cette heure, les petits magasins et petits restaurants sont ouverts, chose rare au Pérou. Les policiers sont à leur poste. On s’achète du pain et du jus et on essaie d’avoir un peu plus d’infos.
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Blocage: présence de manifestants sur la colline et en bas |
7 h : On pose quelques questions à un policier : « Ce sont les paysans qui ont bloqué la route. Ils ne veulent pas qu’une mine d’or s’installe sur leur territoire ». « Nous aimerions parler à des paysans. Où sont-ils?» Surpris par cette question, il nous répond : « Par là, à environ 20 minutes de marche. C’est là qu’ils ont fait la barricade ».
On marche. Peu à peu, on voit quelques pierres qui bloquent la route. On croise une mère et sa fille qui nous confirment que la barricade est à quelques mètres seulement. Effectivement, on peut le voir. Elles nous demandent si nous y allons pour y négocier notre passage. On lui répond que non. On y va pour discuter avec les paysans. Elles nous disent que certaines personnes ont offert 1 soles par passager afin de passer mais que les paysans ont refusé. JP me demande : « Paierais-tu toi pour passer?» Je réfléchis. « Je crois que non. Je comprends les paysans de ne pas accepter; ça leur enlèverait toute crédibilité et ça les empêcherait d’aller au fond de leurs revendications». Mais au fond de moi-même, je pense à mes enfants. Si ma vie était en danger, je crois que ça deviendrait une option.
De plus en plus de pierres bloquent la route. On est maintenant parmi les paysans et les paysannes. Des jeunes sont en haut d’une colline et commencent à jeter de grosses pierres dans la route. Ça s’agite. On entend crier : «Arrêtez! Il y en a assez! Ça brise la route».
7 h 30 : Les paysans sont regroupés. Des femmes préparent le café, distribuent de petits pains, pèlent des oignons. Une dame me fait signe de ne pas utiliser la caméra. On m’offre un café que je prends volontiers. On demande à un homme transportant du bois s’il était possible de jaser un peu avec lui. «Je vais aller chercher le Président de la communauté», dit-il calmement.
Je demande à JP : «Comment tu te sens?» Il me répond : «Dépassé».
L’homme revient seul, mais il s’avère être celui qui deviendra le Président de la communauté en janvier. Petit, sympathique, il nous explique calmement les raisons de ce barrage : «Cette mine d’or veut s’installer ici. Nous, on ne veut pas. Elle contaminera le lac, l’eau des rivières et le sol et détruira l’environnement. Nos animaux et nos cultures en souffriront. Et nous aussi. La rivière principale prend sa source dans ce lac. Et on ne nous a même pas consultés. Toutes les entreprises minières devraient consulter la population locale avant de s’installer. Aucune ne le fait».
Des femmes et des hommes se joignent à nous. «La mine nous offre des cadeaux de toute sorte. Des laptops pour nos jeunes, des jouets pour nos enfants, du pain. Ils réparent nos routes. Mais nous, on ne veut rien de tout ça». JP leur demande : «Voudriez-vous de la présence de cette mine qui exploiterait l’or si elle respectait l’environnement et les droits des paysans ou vous ne voulez pas du tout de cette mine?» Une femme qui semble être plus radicale prend toute de suite la parole «Nous ne voulons pas de cette mine. Selon notre expérience, malgré les beaux contrats, elles ne les respectent pas. Aucune mine ne respecte l’environnement et les droits des paysans». On nous pose des questions. «Êtes-vous touristes?» «Que faites-vous au Pérou?» On leur parle un peu de nous, de mon travail. On leur dit qu’on a deux jeunes enfants à Lima. Pas trop de réactions de leur part sur le fait qu’on a des enfants qui nous attendent à Lima. Je les comprends. Leurs revendications sont pas mal plus importantes que nos enfants à Lima qu’ils doivent s’imaginer «très bien».
On nous dit que ce blocage est prévu depuis 1 mois; qu’il fut annoncé dans les journaux, à la radio. Qu'ils ont invité des journalistes. Ils ont demandé un permis pour manifester, mais on ne leur a jamais octroyé. «Les compagnies de bus le savaient», nous disent-ils. «Aucun journaliste n'est venu pour nous écouter».
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Oui à l'eau, non à la mine ! |
Un jeune garçon distribue des bananes. Il nous en donne. On nous offre de nouveau du café et du pain. Les jeunes du haut de la colline recommencent à s’agiter, à lancer des pierres, ils déclenchent une petite avalanche de rochers. Le Président crie calmement : «Arrêtez». La femme plutôt radicale leur lance à son tour «Arrêtez ! Vous brisez la route et la police viendra. Ce sera pire».
8 h 15 : Il y a pas mal de pierres dans la route. La police n’est pas loin. On pense aux enfants. On décide de retourner au bus.
On croise un couple de Péruviens qu’on a rencontré en fin de semaine à Huaraz et qui est dans le même bus que nous. Le gars a l’air offusqué, «La compagnie le savait. Elle a elle-même confirmé que si elle était partie de Huaraz à 19 h hier soir, on n’aurait pas été pris dans ce blocage. Qui va payer nos salaires aujourd’hui?»
11 h 30 : Nous retournons à la barricade. Les gens sont toujours pacifiques. Ils sont debout, assis, ils discutent tranquillement, les femmes cuisinent sur des feux de bois riz et café. On nous offre à dîner et des verres de boissons gazeuses. Des gens du village viennent vendre la nourriture qu’ils ont préparée. Ils et elles sont solidaires. On veut prendre des photos, mais une femme nous recommande une fois de plus de ne pas le faire pour ne pas vexer les jeunes.
Nous restons sur place une vingtaine de minutes à discuter avec deux hommes. Le plus jeune nous parle de la lutte des paysans, de l’importance de l’eau, de son fils qui vit en Espagne. Le plus vieux, âgé de 84 ans, se fait plus philosophe. Il parle de Dieu, que la terre appartient à tous, blanc, noirs, métis, jaunes, que le Pérou est riche. Il explique que les poches sont pleines mais qu’elles se vident sans que rien ne reste au pays.
Les jeunes, juchés sur la colline rocheuse, recommencent à crier et à manifester leur mécontentement. Ils s’agitent et poussent de nouvelles grosses pierres pour entraver la route. À première vue, ils ne semblent pas s’entendre avec les paysans avec lesquels nous discutons. Le premier homme nous explique que ces jeunes connaissent la cause et qu’il l’embrasse. En ajoutant plus de pierres, ils espèrent compliquer la vie des forces policières.
11 h 50 : Les paysans et les paysannes se regroupent près de nous. Un homme prend la parole, mais on a du mal à le comprendre. Les jeunes se figent au haut de la colline. Le groupe est plus dense et nous sépare des bus. On décide de quitter les lieux.
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Regroupement des forces de l'ordre avant d'affronter les manifestants |
Sur le chemin, des policiers armés se sont regroupés et attendent. D’autres voitures remplies de policiers arrivent rapidement. On passe à leur côté. JP prend discrètement une photo. Toujours en marchant, on entend la foule s’agiter derrière nous.
12 h 30 : Arrivé au bus, notre ami péruvien nous dit qu’on partira dans quelques instants. On lui dit que c’est impossible, le chemin est bloqué. «Les policiers tenteront de négocier». Mais de quelle façon ? Je suis angoissée. Je crains la fin de l’histoire.
13 h 15 : Le chemin est ouvert. Je prends ma caméra et je filme de l’intérieur de l’autobus notre passage près de la barricade. Les pierres ont été déplacées sur le côté de la route. Quelques paysans et paysannes sont toujours regroupés mais rien n’indique la présence de violence. Je suis soulagée, mais triste. Les paysans avec qui nous avons discuté tenaient à se faire entendre. Et ce blocage était leur seul moyen. En fait, le Président nous a affirmé qu’il s’agissait du premier blocage, d’un avertissement. Il y en aura sûrement d’autres. JP et moi on s’était préparé à y passer toute la journée et une partie de la nuit, en solidarité.
Mardi matin : je contacte une collègue et lui explique la raison de mon absence au bureau hier. Elle me fait suivre un lien vers le site Internet d’un journal local. J’y apprends qu’il y a eu des affrontements entre les policiers et les paysans : un mort et 8 blessés. On parle de cette manifestation.
Cette nouvelle déclenche une autre avalanche d’émotions, cette fois-ci avec des visages, des voix et des souvenirs concrets. Des gens qui défendaient leur droit ont payé le prix pour se faire entendre. Des gens pour la grande majorité pacifiques, sympathiques, humains et justes. « La route sera dégagée à minuit ce soir » nous avait dit un paysan en présence du Président de la communauté. Quelques heures d’attente pour éviter violence, mort et blessés. Et pour écouter ce qu’une population avait à nous dire sur l’exploitation de leur territoire et la contamination de l’eau, leur source de vie.